ANZAR le site de Slimane Azayri

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Fictions

Au delà du réel


Les rêves éveillés de Baouz((5) – Le frêne

Jusqu’ici, Baouz avait compris, comme tout le monde, que le frêne avait existé à la construction de la fontaine, il y a plusieurs siècles, puis, à un moment donné, avait disparu pour une raison inconnue ou oubliée. Mais, au vu de la tournure que prenaient les événements, il commençait à douter que le frêne eût disparu un jour. Et s’il avait été toujours là mais invisibles pour, nous, êtres humains ?

Baouz et Amar  avancèrent vers les trois bassins. L’eau semblait monter de sous la roche de granit, remplissait les bassins, s’écoulait vers l’extérieur et allait rejoindre un ruisseau quelques mètres plus bas. Elle était si limpide que l’on pouvait distinguer facilement le plus petit  grain de sable au fond des bassins.

Baouz s’agenouilla devant l’un des bassins, remplit d’eau ses deux mains jointes et but avidement. Amar en fit autant. Ils renouvelèrent l’opération plusieurs fois. Ils  auraient pu boire  bien plus  que leur estomac pouvaient contenir tellement l’eau était légère et délicieuse.

Soudain un vent fort fouetta leur visage et une ombre immense plana sur les lieux. Baouz crut au départ  qu’un orage se préparait. Il leva la tête aussi haute qu’il put et vit, au dessus de la falaise qui surplombait la fontaine, apparaître, en ombre chinoise, un frêne d’une quarantaine de mètres de hauteur. Il se tourna vers Amar et le questionna.

« - Vois- tu quelque chose d’inhabituel, là haut, au dessus de la falaise ? ».

Amar leva la tête, scruta des yeux l’endroit indiqué puis regarda Baouz, l’air interrogateur. Ce dernier comprit que, lui, ne voyait rien.

Ne voyant pas de piste visible mener au mystérieux frêne, Baouz lui demanda :

« -  Connais –tu le chemin le plus court pour arriver là haut ? »

« - Oui. Il existe un chemin, mais il est dangereux. La piste a été tracée par les sangliers qui montent là haut pour être en sécurité, à l’abri des pièges et des coups de fusil »

En homme des bois qu’il était, Amar prit la tête sans demander la permission. Ils durent,  pour trouver la piste de sangliers, descendre d’abord quelques dizaines de mètres en longeant un ruisseau. Quand Amar la retrouva, nous commençâmes à gravir une pente exceptionnellement raide semée d’épineux. A deux reprises, Baouz faillit dégringoler la tête en bas et, à chaque fois, Amar le tirait  d’affaire.

Arrivés au but, Baouz s’affala sur l’herbe, mort  de fatigue et s’allongea une bonne demi heure pendant qu’Amar, resté debout, l’observait en fumant une cigarette Afras.

Baouz se leva et s’approcha lentement du frêne. Il remarqua un large orifice à la base du tronc. Il s’en approcha  la tête en avant et vit briller à l’intérieur une  lumière d’un blanc laiteux.  Après un court moment de d’hésitation, il se mit à quatre pattes et s’introduisit dans l’orifice en rampant. A peine deux mètres plus loin, ses mains ratèrent leur prise sur une paroi lisse. Il  glissa à plat ventre sur une sorte de toboggan.

Plusieurs dizaines de mètres plus bas, ou du moins en avait-il l’impression, il atterrit dans un espace aux contours indéfinissables et se mis debout sans effort alors qu’il ne sentait pourtant  aucune assise sous ses pieds. Finalement, une voix se fit entendre :

« - Bienvenue, l’ami ! »

« - On dirait un chanteur de chaâbi» se dit-il.

Il changea rapidement d’avis lorsque en se rendant compte qu’il comprenait simultanément ses paroles dans les trois langues qu’il connaissait.

La voix, apparemment amicale, avait parlé dans une « langue » – en admettant que le terme fût approprié- d’un genre inconnu dans la mesure où elle semblait représenter à la fois plusieurs langues, sinon toutes, et chacune d’elles. Baouz en déduisait que la « voix » n’en était pas véritablement une, mais une représentation – qu’il  devinait infiniment complexe- par laquelle la « langue » devenait audible à ses oreilles humaines.

« - Suis-je encore vivant ? » se demandait-il.

« - Oui, assurément » lui répondit presque instantanément « la voix ».

«  - Qui êtes-vous ? »

« - Qui « nous ? Nous ne sommes ni un seul, ni deux, ni plusieurs »

Puis elle continua :

«-Vous dire qui ? C’est possible. Mais la réponse susciterait à son tour tellement d’autres questions que ça n’en vaudrait pas la peine.

«  - La « chose » du café « Alma », c’était qui ? »

« - C’était quelqu’un comme vous qui a mal tourné. La grosse tête, la folie des grandeurs. A présent, il prétend, lui et se semblables, vaincre et asservir toutes les forces de l’univers »

« - Est-il dangereux ? »

« Oui. Il a gardé  une partie des pouvoirs qui lui ont été confiés avant sa trahison.

«  - Est-ce-que je peux partir d’ici ?».

« - Vous  pouvez partir  dès la minute où vous le voulez vraiment ».

« - Dans quel but vous me faites venir ? »

« - Pour témoigner. Je sais que vous n’avez pas la vocation d’homme providentiel. Il s’agit seulement de  dire à quelques uns de vos semblables des réalités qu’ils ne veulent ou ne peuvent voir mais qu'il serait extrêmement dangereux d'ignorer. Tu resteras dans l’anonymat total ».

Baouz finissait par se rendre compte qu’il ne faisait plus vraiment partie du monde des vivants.

 

Alger, avril 2006


15/06/2012
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Les rêves éveillés de Baouz (4) – La vieille maison familiale

 « - D’où est-ce qu’il tient mes souvenirs d’enfance ? » ne cessait de se demander Baouz.

« - C’est non visiblement une force surnaturelle capable d’explorer la mémoire des gens dans ses recoins les plus obscurs. Je sens que cette force me cherche, moi…ou plus exactement, elle m’appelle. Et depuis le début de ces événements extraordinaires, je crains que la force invisible qui en est l’auteur ne soit en moi comme un virus dont je ne connaîtrais  ni les causes, ni les effets, ni, a fortiori, le remède mais seulement les symptômes. Quelle peur j’ai eu de moi-même ! A présent, je suis presque sûr  de ne pas en être l’origine. Quel soulagement pour moi ! »

Pendant qu’il se parlait à lui –même presque sans interruption, Baouz rejoignait son domicile presque en courant sans savoir pourquoi. Une fois dans l’appartement, il se mit à refaire machinalement les gestes habituels : enlever sa veste, ôter ses chaussures, mettre son pyjama et ses pantoufles et se laver les mains et le visage. Une pomme dans une main, un journal dans l’autre il alla s’asseoir confortablement. Soudain, il fut aspiré dans une sorte d’ouverture (un vortex) et transporté instantanément cent cinquante kilomètres plus loin dans la cour de la vieille maison familiale située en plein milieu du Djurdjura. Abandonnée depuis des décennies, rongée par les intempéries, la maison tombait inexorablement en ruines. Il éprouvait une peine profonde en voyant défiler devant ses yeux la dernière génération, celle de ses grands parents, qui y avait vécue et finie ses jours.

Une voix venant de la porte d’entrée de la maison le fit sursauter :

« - Qui est là ! » cria-t-elle.

Baouz se  retourna et reconnut Amar, le seul cousin resté au village, depuis longtemps chasseur de tout et de presque rien, il avait toujours son fusil à double canon superposé qu’il pointait  dans sa direction.

« - C’est moi » lui répondit-il en riant.

Ils se regardèrent un moment, Amar avec son veston en cuir noir, son pantalon de grosse toile, ses rangers et son béret basque, et Baouz, avec son pyjama bleu pâle, ses pantoufles marron clair, une pomme à demi entamée et un journal froissé entre  les mains.

« - Sais – tu que tu as échappé de très peu à un tir de chevrotines dans le bas du dos ? »  dit Amar.  Sa voix laissait transparaître la joie de  revoir Baouz.

A la joie évidente de le revoir succéda très vite l’étonnement.

« - Dis-moi, comment es-tu entré dans notre vieille maison ? N’es-tu pas fou de te promener en pantoufles et pyjama ? » Le questionna Amar.

« - Je ne veux pas te raconter des histoires. En vérité, je ne sais pas comment je suis arrivé ici. Il y a quelques minutes à peine, j’étais à cent cinquante kilomètres de distance. Quant aux pantoufles et au pyjama, il se trouve que je les portais à cette minute là ».

Voyant à sa mine incrédule que ses propos passeraient dans le meilleur des cas pour un conte des mille et une nuits ou susciteraient dans le pire des cas des inquiétudes sur son état de santé mentale, il renonça à toute idée de le convaincre de ce qui arrivait et décida de passer à un sujet plus banale:

« - J’arrête les plaisanteries et je passe aux choses sérieuses : s’il te plait, prêtes moi des habits et des chaussures. J’en ai besoin maintenant»

Amar sortit sans dire un mot.

En attendant le retour d’Amar, Baouz visita le côté jardin de la maison familial. Il constata que le grenadier et le noyer étaient toujours là ; par contre, le rosier avait malheureusement disparu. En faisant demi-tour, il vit cependant à sa gauche un jeune rosier planté face à un mur. Il s’en approcha et vit une rose rouge sombre à peine éclose qui dégageait un  parfum semblable à celui gardé en mémoire depuis sa lointaine enfance.

Amar réapparut, un sachet à la main. Après avoir endossé ses habits d’emprunt – chemise bleue à carreaux au col déchiré, salopette tâchée de peinture et pataugas aux semelles usées – Baouz dit d’un air décidé à Amar comme s’il s’adressait à une section de fantassins:

« - Suis-moi ! Nous descendons ! »

Durant une quarantaine de minutes, ils dévalèrent  trois kilomètres environ de piste caillouteuse et descendirent quelques centaines de mètres plus bas du millier de mètres d’altitude de leur point de départ. A l’endroit où la piste s’élargit et la pente s’adoucit, ils arrivèrent à la hauteur d’une grande roche granitique d’une dizaine de mètres de hauteur.

« - C’est là » criai Baouz, sans savoir ce que qu’il voulait dire vraiment.

Il se retourna vers  Amar et dit avec un sourire ponctué d’un clin d’œil:

« - Attends-moi ici. Ton fusil risque d’effaroucher les créatures qui hantent ce lieu. »

Baouz continua à marcher jusqu’à la grande roche de granit à la base de laquelle jaillit depuis des temps lointains une eau captée dans trois bassins de forme arrondie que l’on aurait crus sculptés par la nature tellement la main humaine y paraissait étrangère.

« - C’est la fontaine du frêne » se dit-il à lui-même.

Si la fontaine existe bien, le frêne, par contre, n’a jamais été vu par quelqu’un.


11/06/2012
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Les rêves éveillés de Baouz (3) – La fuite de Moumouh, l’opticien

 Le chef de service, Baouz le  voyait désormais de moins en moins et n’en était pas du tout malheureux. Petit à petit, il prenait ses distances avec son travail. De toute façon ses collègues lui rappelaient à chaque instant, à travers leurs démonstrations d’amitié, à ses yeux  excessives,  qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps à passer avec eux. Quelques uns de ses collègues, auparavant indifférents ou hostiles, ont même tenté de nouer des relations positives sinon amicales avec lui.  « Trop tard! » se disait-il. Il ne leur en laissait pas l’occasion et gardait soigneusement ses distances.

 

Baouz savait qu’il allait se passer plusieurs mois avant de recevoir la notification de la caisse des retraites. En attendant, il se consacrait à ses affaires personnelles, parmi lesquelles sa presbytie. En effet, ce premier mardi  de mai, il alla chez l’opticien  le plus proche de sa maison  pour changer les verres de ses lunettes sur prescription de l’ophtalmologue. Dès son entrée dans le magasin, il reconnut dans l’homme de grande taille en blouse blanche, qui se tenait debout derrière le comptoir, Moumouh, son  ancien voisin. La surprise lui fit ralentir le pas et  presque oublier le motif de sa visite. D’une voix hésitante, il salua Moumouh  qui, une fraction de seconde, parut ignorer sa présence, puis  se retourna, la surprise dans le regard, et lui fit un salut de la tête. Il s’éloigna en faisant signe à Baouz de patienter, le temps de s’occuper d’un client à l’autre bout du comptoir. Dix minutes plus tard, Moumouh entra dans l’arrière boutique et  se dirigea vers la sortie en invitant d’un geste de la main Baouz à le  suivre.

Une fois dans la rue, Moumouh dit à Baouz  presque en criant :

« -Il est à peine onze heures mais je t’invite comme même à prendre une pizza pas loin d’ici. Pour tes lunettes, reviens demain si tu peux, sinon quand ça te plaira ».

Dans la pizzeria presque déserte, on les servit rapidement. La première tranche avalée, Baouz décida d’en venir aux choses sérieuses :

« - Moumouh, pourquoi tu as quitté, ou plutôt fuit,  l’immeuble où j’habite encore ? ».

La question, il ne s’y attendait pas, le gênait visiblement. La preuve : il se mura dans le silence durant de longues minutes.

 « - Que veux-tu  savoir ? », articula-t-il enfin.

« - Moumouh, je te demande juste de me raconter les rêves que tu as fait quand on habitait au même palier» lui répondit  Baouz.

« - Non. Ce n’est pas des rêves, croies-moi. J’ai vécu ça en plein jour. Je ne faisais pas la sieste non plus. A chaque fois, une grande ouverture apparaît au milieu du salon et je me retrouve prisonnier dedans sans pouvoir l’éviter… »

Il cessa de parler et semblait examiner l’effet que ses paroles provoquaient sur Baouz.

« - Ne te moques surtout pas de moi ! » avertit-il.

« - Je t’en prie, Moumouh, continues. Je t’écoute » lui répondit Baouz.

« - La première fois, je me suis retrouvé au milieu d’un pré. Tout m’a paru plus grand que d’habitude. Il y a beaucoup d’arbres, des figuiers, des oliviers, des cerisiers…Au milieu de tout ça, une grande maison de pierres avec un toit en tuiles rouges. A l’entrée de la maison, une grande vigne qui fait beaucoup d’ombre…

La deuxième fois, je suis assis dans une cours d’école pleine d’adultes et d’enfants. Sur une scène, une femme habillée en blanc et maquillée abondamment chante et danse. Je n’ai saisi que deux mots de sa chanson : « sabots » et « dentelles ». Puis, deux clowns sont montés et se font à tour de rôle des mauvais tours pour faire rire l’assistance. Quand l’un d’eux a crié, je me suis mis à pleurer de frayeur…

La troisième fois, je me bats avec un gamin. Des garçons font un cercle autour de nous et  observent. Le gamin me touche d’un coup de poing au visage. Fou de rage, je fonce sur lui et le mord au cou jusqu’au sang. Le gamin tombe et se met à pleurer. Le combat est terminé. Je pleure à mon tour une fois loin des autres garçons… »

Moumouh s’arrêta de parler. Il  arrivait à peine à contenir sa frayeur, celle-là même qui l’a forcé à fuir sa maison.

Baouz, le regard absent, répétait à voix basse :

« - Il vient de raconter mes propres souvenirs d’enfance ».


09/06/2012
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Les rêves éveillés de Baouz – (2) La retraite précipitée

Ces heures passées en fait à méditer sur son sort et contempler la voûte étoilée  lui parurent plus tard des jours. A 23 heures, le moment où il se couche d’habitude, Baouz se leva, la tête lourde et le corps fatigué.

Il se rappela, pour la première fois depuis tant d’années, n’être pas allé au travail. Encore plus étonnant, il n’eut à aucun moment la présence d’esprit d’appeler le chef de service pour  l’informer de son absence. Mais il  ne s’attarda pas trop sur cette défaillance qui, en d’autres circonstances, lui aurait parue gravissime.

Il  savait que les autres événements de cette journée – la disparition subite de tout signe de vie dans toute une rue, l’apparition au café « Alma » de la « Chose » d’apparence humaine et, enfin, son « pouvoir » (il faut bien utiliser le mot) de regarder le ciel depuis son appartement du rez-de-chaussée à travers les quatre étages supérieurs de l’immeuble - ont déjà commencé à changer définitivement  le cours, jusque là tranquille, de son existence.

Tous ces événements l’amenèrent à faire  un constat terrible. Pour la première fois et, il le pressentait, pour très longtemps encore, il éprouva à son propre égard un sentiment  que peu de personnes partagent : il s’agissait de la peur de soi-même. Ces phénomènes pourraient-ils devenir plus dangereux et mortels ? D’autres phénomènes plus redoutables pourraient-il se manifester ? Il se rappela, avec un soudain déchirement au cœur,  ses voisins de paliers qui, combien de fois, avaient changé  inexplicablement sans qu’il eût une seule fois le temps de les connaître un peu. Ne les aurait-il pas expédiés  involontairement  du côté du Hoggar ou du Tassili, par exemple? Comme il a  toujours éprouvé un amour réel, bien que distant, pour ses semblables, il prit la seule décision qui lui paraissait bonne et la mit à exécution dès le lendemain matin.

Le chef de service à qui il remit sa demande de départ en retraite proportionnelle  n’en croyait pas visiblement ses oreilles. L’air incrédule, il le fixait avec insistance de ses petits yeux gris par dessus ses lunettes à la monture cassée collée avec du scotch Il serrait tellement fort ses lèvres fines qu’elles en disparaissaient presque. Il lui  souffla sur un ton de confidence :

« - As-tu des problèmes pour agir ainsi ? »

« - Aucun problème personnel lui répondit-il. Mais c’est beaucoup de monde qui risque d’en avoir de sérieux si je ne pars pas très vite. »

Le chef de service redressa enfin dans un sursaut involontaire la tête penchée sur la lettre manuscrite depuis que Baouz était dans son bureau et ne demanda pas à en savoir plus.

« - Ainsi tu pars en retraite avant moi» Conclue-t-il déçu comme s’il lui avait volé sa victoire.

Levant légèrement les bras au ciel, Baouz se dirigea précipitamment vers la sortie en faisant le vide dans sa tête de crainte de faire disparaître fâcheusement celui qui, à l’instant même,  venait de devenir  son  ex-chef de service.


30/05/2012
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Les rêves éveillés de Baouz. (1) L’apparition

 

Secrétaire d’administration principal menant, depuis trois décennies,  la vie sans histoire d’un célibataire sans attaches, Baouz a pu organiser les moindres instants de ses journées, au bout de plusieurs années de résistance, « folle » lui laissait-on comprendre parfois, au désastreux désordre ambiant.

Par un beau matin de printemps, il eut l’idée, comme il lui en vient de temps à autre, de sortir de l’itinéraire qu’il empruntait quotidiennement pour aller au bureau et revenir. Après avoir fait trois cents mètres de son trajet habituel, il tourna à gauche en accélérant le pas pour prévenir la tentation du retour en arrière.

Contrairement à l’habitude, la ruelle dans  laquelle il s’engageait était déserte, silencieuse et, plus surprenant encore, passablement sombre pour un mois d’avril en méditerranée. Des dizaines d’étals de marchandises étaient alignés sur le trottoir mais pas de vendeurs ni d’acheteurs. « Alma », un café aménagé dans un sous-sol, était vide. Il descendit précautionneusement l’escalier trop raide et vit, debout derrière le comptoir, le patron, un chauve et  moustachu au physique de lutteur turc. D’une main, il tenait un chiffon sale et essuyait inlassablement le comptoir gris.

Baouz se dirigea à l’instinct vers la table du fond, en piétinant au passage du sucre cristallisé versé par terre et s’installa le dos au mur. A cet instant, il se rendit compte que jamais il ne prendra son café : le patron à la tête de turc avait, à part le mouvement mécanique d’un bras, le reste du corps pétrifié ; les clients, dont il crut deviner la présence récente juste avant son arrivée,  s’étaient pour ainsi dire éclipsés avant d’avoir terminé leurs consommations.

La porte battante des toilettes s’ouvrit  dans un grincement précédé de peu par le chuintement familier de la chasse d’eau. Un homme, qui lui paraissait sans âge et sans visage, en sortit et se dirigea droit vers lui. Comme il était devenu muet non de peur mais de stupeur, « l’homme » (il doutait sérieusement qu’il en fût un) tint à lui seul la conversation.

- « Sais-tu qui je suis ? »

Sa voix était caverneuse, un peu comme Marlon Brando en Don Corleone.

- «  Non, je ne suis pas le fou évadé de Joinville»

- « Non, pas le capo d’ici ».

- « Non,  pas le sheriff du coin ».

- « Non, pas le diable en personne».

- « Non, pas un politichien de la ville.

- « Non, pas Celui à qui tu penses à cette seconde. Ne me fais donc pas rire. Je n’ai pas de visage. Je porte un masque »

- « Je suis bien pire que tout ce que tu peux imaginer » ajouta-t-il comme dans un cri de désarroi.

Baouz prit, à ce stade terminal du monologue, la décision de se lever et partir, mais son corps, qu’il ne sentais plus,  refusait de bouger…

En un clin d’œil, la clientèle de l’ « Alma » réapparut et la foule réoccupa la ruelle où un  bruit d’enfer se remit à régner. En sortant du café, des passants fixaient avec étonnement la face verdâtre et l’allure de pantin désarticulé de Baouz.

- Quel monde de fous ! se disait-il à lui-même.

Il rentra chez lui au plus vite, prit deux cachets d’aspirine et s’allongea tout habillé et chaussé sur le lit. Il y resta des heures durant à fixer le ciel étoilé à travers le plafond bas du rez-de-chaussée de l’immeuble de cinq étages.


21/05/2012
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El Vaz, le super-héros, prisonnier de l'espace-temps

El Vaz  crut un court instant à un rêve. Les deux piles de citronite qu’il tenait dans sa main en les fixant de ses yeux absents le persuadèrent  du contraire.

« Si ce n’est pas un rêve, c’est quoi ? » Se disait-il.

Il regarda sa montre le cœur serré d’appréhension. « Il est demain ! » Cria-t-il dans sa tête.

Il se précipita vers la fenêtre et fixa des yeux inquiets l’horloge pendue au mirador. « Il est hier ! » s’exclama-t-il le souffle coupé.

« Où se trouve aujourd’hui ?» se demanda-t-il en tentant d’étouffer un fou rire.

« Les deux piles de citronite, voilà la clef » se répétait-il  pour se convaincre.

« Alors cherchons la serrure ! » Finit-il par se répondre sans grande conviction à lui-même.

 

 El Vaz  se découvrait prisonnier dans une dimension spatio-temporelle inconnue. Et cela pouvait durer indéfiniment, voire éternellement dans l’hypothèse, assez probable compte tenu des circonstances, où il viendrait à perdre prématurément la vie. Quel enfer ! Pour vérifier son diagnostic, il ouvrit la porte et tenta de sortir mais un mur invisible le stoppa net et son nez berbère (semblable à celui de l'aguellid Massinissa représenté dans les pièces de monnaie à son effigie), sa fierté en des temps plus cléments, s’y écrasa, heureusement sans grave dégât. Il renouvela sa tentative à plusieurs reprises en des assauts de plus en plus furieux mais rebondissait à chaque fois sur le mystérieux champ de force jusqu’à tomber à genoux de douleur et d’épuisement.

Il entendit dans sa tête des bourdonnements qui furent rapidement remplacés par une voix intérieure qui lui dit :

« Je suis Zav Le, chevalier de la confrérie galactique Ifertasen (ou des chauves). Ecoutes bien mes instructions. Prends les deux piles de citronite et introduits les dans le trou de la serrure de la porte de ta cellule. Tu sortiras instantanément du gouffre spatio-temporel dans lequel tu es enfermé. »

El Vaz  s’exécuta sans poser de question.


05/03/2012
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